Avec rien, faire tout...

La dynastie des Monod compte des êtres singuliers et attachants, uniques en leur genre. Ces dernières années, le plus connu d'entre eux fut certainement le professeur Théodore Monod, immense savant et grand humaniste.

Ambroise Monod est né à Paris, mais c'est à Dakar, où son père dirigeait l'IFAN, que l'artiste a passé les 18 première années de sa vie. L'influence de la créativité sénégalaise et de l'ingénieuse utilisation que font les africains des matériaux de récupération a été déterminante pour bien comprendre l'oeuvre sculpturale de l'artiste qu'il est.

Successivement pasteur, universitaire, journaliste, Ambroise Monod a toujours porté un regard créatif sur le déchet en particulier, et l'environnement en général, non point pour produire des oeuvres d'art mais pour rendre sensibles les possibilités créatives qui sommeillent en nous.

En 1969, il rédige le manifeste du RECUP'ART, marque déposée en 1976 à l'Institut National de la Propriété Industrielle, et décrit cette démarche qui ouvre sans borne les champs de la création et confirme tout créateur dans la jubilation de ses capacités : redonner à l'objet jeté l'occasion de reprendre place dans l'univers visuel, selon une finalité nouvelle ou comme une forme présente sans utilité aucune.

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Propos recueillis par Paul Vannier Mars 1991:

Quand on regarde votre travail, on est d'abord frappé par la présence et l'importance du matériau, on a l'impression que ce matériau est essentiellement d'origine rurale, voire agricole...

La matière dépend de la source, de la "mine" où elle est récupérée. C'est vrai qu'il est plus facile de trouver à la campagne, quand on se promène, beaucoup d'outils et d'ustensiles agricoles traditionnels jetés au rebut, abandonnés devant l'arrivée d'un nouvel outillage et des machines. Mais ce que je fais n'a pas de caractère agricole ou agraire. Simplement, à la campagne, on trouve des objets forgés qui ont une histoire alors que la poubelle citadine est plus contemporaine.

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Est-ce que la première destination de l'objet récupéré induit la transformation que vous allez lui faire subir?

Non! L'objet est d'autant plus difficile à transformer que sa forme primitive est forte, marquée, reconnaissable. Dans ma démarche, que j'appelle Récup'art, ce qui compte, c'est le premier regard de transformation et même de transgression. Ce qui m'intéresse, c'est la nature du matériau, sa rugosité, sa forme, son état d'abandon par rapport à sa première utilité. L'important, c'est bien le regard que l'on porte sur l'objet mis au rancart, c'est l'instant créatif, sans préméditation, fulgurant.

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Est-ce que tout peut-être "récupéré" ?

Si tout peut être jeté, tout peut être récupéré. Il n'y a jamais rien d'irrécupérable. Un objet peut être abandonné momentanément. Le Récup'art, pour ainsi dire, le recycle, le remet en usage, même si cet usage est alors un usage esthétique, d'un autre ordre que celui auquel il était primitivement destiné. Notre mode de vie tend à un gaspillage insensé. Nos poubelles, nos décharges publiques débordent d'objets admirables, chargés d'histoires. Ils ont par eux-mêmes une densité qui justifie, pourrait-on dire, qu'on les sauve de l'oubli et du rebut pour leur donner une autre vie. Mais tout objet mis au rebut, au rancart, papier, bois, métal, matière plastique, peut être récupéré. Je ne peux pas cacher que cette action esthétique est pour moi métaphorique d'une vision du monde.

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Quand et comment est né le Récup'art ?

On peut dire qu'il date du Néolithique, quand le premier homme a sculpté un bijou dans la dent d'un ours... C'était la première transgression de l'utilité. A partir d'un matériau brut, était créé un objet d'aucune utilité, mais qui prenait place dans l'univers visuel, dans un but seulement esthétique. Le Récup'art, c'est un exercice du regard qui vise à donner aux objets qui n'ont plus d'utilité, d'usage, une vie nouvelle, une nouvelle fonction dans notre univers visuel.

En ce sens, le principe de Récup'art n'appartient à personne. C'est une activité créatrice laquelle tout le monde peut s'adonner et qui commence par les gestes ancestraux de la cueillette, du ramassage...

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Quand on regarde vos sculptures, on ne peut s'empêcher de penser à l'art africain, et en particulier aux jouets que les petits Africains bricolent avec des bouts de ficelle, des boîtes de conserve, des bouts de fils de fer, bref, des matériaux de rebuts...

J'ai vécu au Sénégal pendant 18 ans. Et c'est vrai que les Africains ont le génie de la récupération. C'est fou ce qu'ils peuvent faire avec des boîtes de conserve!... En particulier les enfants, qui, effectivement, se fabriquent des jouets merveilleux avec des morceaux de ferraille et des bouts de ficelle...

J'ai également vécu au Proche-Orient. Quand je suis revenu en France, j'ai été frappé par tout ce que nous mettions au rebut... Nos terrains vagues et nos décharges publiques sont pleins d'interpellations suggestives. J'étais frappé également par la dérision dans laquelle on tenait le travail manuel. Il me semblait qu'il fallait, en particulier, ouvrir les intellectuels à l'activité manuelle, tactile.

C'est dans cet esprit que j'ai créé les premiers ateliers de Récup'art à Strasbourg dans les années 69-70. Il s'agissait d'ateliers publics, le travail était anonyme, collectif, gratuit. Nous étions dans la mouvance de Mai 68!

Et puis le Récup'art a failli être... récupéré! Il aurait pu devenir une section des Beaux-Arts. Aussi, pour lui conserver son esprit, j'en ai déposé l'appellation il y a 20 ans.

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Si vous aviez à donner les caractéristiques du Récup'art dans sa "pureté originelle" ?

On pourrait lui trouver plusieurs caractéristiques.

D'abord, le Récup'art rompt avec la hantise de la propreté, de l'hygiénisme. Il travaille à partir d'objets usagés, usés, fichus, et souvent sales, et jetés dans des lieux peu avenants... Et non avec des matériaux "nobles". Et le plaisir n'est plus lié à la confection dans du neuf et du propre. Le Récup'art montre qu'on peut faire du beau avec du laid, avec presque rien, moins que rien... Et que la frontière entre utile et beau n'existe pas. Ce qui compte, dans le Récup'art, c'est l'acte de créer, ce n'est pas la "qualité" du matériau. Même la rouille, la corrosion, le débris deviennent intéressants.

Enfin, on peut dire que le Récup'art n'est pas coûteux, qu'il est sans tradition, qu'il n'est pas intimidant. Le face à face avec l'univers du rebut et du rancart peut débloquer l'imagination. C'est un art du corps à corps personnel avec le matériau.

C'est aussi un art naïf et primitif; celui de la jubilation de récupérer et de créer, à partir de ces pauvres matériaux, des formes nouvelles, belles, suggestives. Les seules techniques utilisées sont la récupération et l'assemblage, au service de l'inspiration, toute inspiration, l'inspiration de tous.

Enfin, le Récup'art ne hisse pas ses productions au pinacle, à coups de manifestes, ni de déclarations intempestives. Il restitue au regard la chaleur de l'expression et du geste. C'est un art de proximité, et, qui, du fait du matériau qu'il travaille et de la démarche qu'il suit, se veut humble et plein d'humour. On se promène, on ramasse, on regarde, on sourit en songeant à ce qu'on va pouvoir faire avec un vieil outil, un bout de ferraille tordu... Et pourtant, on peut dire que ce geste créateur est celui qui se rapproche le plus de celui des Dieux (ou de Dieu) : faire naître une forme à partir d'un chaos. La décharge publique, le dépôt d'un ferrailleur ne sont-ils pas les images parfaites du chaos primitif?

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Quelles sont les réactions des gens devant vos sculptures ?

De trois ordres.

Il y a d'abord l'amusement, à la vue de ce qu'on a pu faire avec des objets et des, outils familiers. On reconnaît l'objet, on s'en est servi, et on découvre, avec surprise, qu'il a été transformé, qu'il est devenu autre chose, à laquelle on n'avait pas pensé.

L'autre réaction - et c'est particulièrement vrai quand il s'agit d'objets, d'outils ou d'ustensiles qui pourrait encore servir - c'est une certaine gêne: on est sensible à la transgression, au passage de l'utile à l'inutile, de l'usuel à l'artistique.

Enfin on peut tout simplement se laisser porter par les émotions produites.

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La plupart de vos sculptures évoquent des formes aériennes, des oiseaux, des envols...

C'est vrai! C’est peut être la traduction de cette volonté de redonner vie, de réanimer, de redonner une âme à ces objets délaissés, abandonnés, inanimés. Et c'est vrai qu'à la limite, on pourrait constituer un bestiaire de mes productions, mais un bestiaire imaginaire, fantasmatique. L'animal, c'est ce qui est vivant, animé justement, par rapport au matériau brut, métal, pierre, immobile, à terre.

Et l'oiseau n'est-il pas l'animal le plus animé, le plus léger, celui qui évoque le plus l'envie de s'arracher de l'immobile ?

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Mais pourquoi exposer ?

Dubuffet a dit: "C'est humain d'aspirer à faire partager sa solitude et les fruits de celle-ci".

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Faire défiler les photos ci-dessous avec les flêches gauche et droite

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Avec rien, faire tout...
Avec rien, faire tout...
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Avec rien, faire tout...
Avec rien, faire tout...
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